Introduction — « La grève des quarante-quatre jours » : un moment révolutionnaire ?
Thèmes centraux
- Pwofitasyon comme concept central de mobilisation sociale et politique
- Grève générale de 2009 : conflit social structurant et politisation des masses
- Critique de la dépendance économique postcoloniale des Antilles françaises
- Construction d’une identité de lutte entre syndicats, classes populaires et mobilisations anticolonialistes
- Tensions entre invisibilisation historique des luttes antillaises et surgissement d’un moment révolutionnaire
- Relecture matérialiste du conflit : critique du tournant culturaliste dans la sociologie des mouvements sociaux
Résumé et analyse
5 décembre 2008 – Création du collectif LKP (Liyannaj kont pwofitasyon) en Guadeloupe.
20 janvier 2009 – Début de la grève générale en Guadeloupe, impulsée par le LKP.
5 février 2009 – Début de la grève en Martinique, menée par le Kolectif 5-Févrié (K5F).
18 février 2009 – Assassinat de Jacques Bino, syndicaliste guadeloupéen.
4 mars 2009 – Fin de la grève en Guadeloupe après 44 jours de mobilisation massive.
L’introduction du livre revient sur l’irruption spectaculaire de la grève générale de 2009 en Guadeloupe et en Martinique, en soulignant combien ce soulèvement a pris de court les observateurs extérieurs. Pierre Odin entend restituer les dynamiques ayant rendu possible cette mobilisation d’une ampleur inédite, en en proposant une lecture à la fois sociologique et historique centrée sur le rôle des syndicats dans la formulation d’une critique systémique de l’ordre économique et politique.
La catégorie de pwofitasyon — entendue comme « exploitation outrancière, capitaliste et colonialiste » — devient le pivot d’un discours critique global, porté par les collectifs LKP et K5F, contre la cherté de la vie, les monopoles commerciaux, les inégalités économiques, et la dépendance structurelle des Antilles vis-à-vis de l’hexagone. Odin insiste sur le fait que cette mobilisation ne se limite pas à un moment d’indignation spontanée, mais qu’elle constitue l’aboutissement d’un processus politique long, porté par les cultures syndicales anticolonialistes et les reconfigurations du militantisme post-68.
Le texte articule deux niveaux d’analyse. D’une part, il s’agit d’examiner les causes sociales de la crise de 2009 : pauvreté, chômage, inégalités raciales et économiques. D’autre part, Odin développe une critique des approches culturalistes ou postmodernes des mouvements sociaux, qu’il accuse de négliger les logiques matérielles de domination. À l’inverse, il revendique une sociologie politique ancrée dans les traditions marxistes, attentive à la conflictualité de classe, à la structuration organisationnelle des luttes et à la matérialité des rapports coloniaux.
Enfin, l’auteur montre que les mobilisations ont produit une recomposition du rapport au politique : en rendant visible une opposition entre « pwofitans » et exploités, entre « eux » et « nous », elles ont permis la constitution d’un sujet collectif, nourri à la fois de mémoire historique (esclavage, départementalisation) et de revendications contemporaines (pouvoir d’achat, dignité, souveraineté). La mobilisation a fonctionné comme un révélateur de la domination persistante, mais aussi comme une expérimentation concrète d’un projet politique anticolonial et populaire.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
Pwofitasyon
🔹 Définition
Terme créole utilisé par les syndicats guadeloupéens et martiniquais pour désigner une forme d’exploitation systémique, à la fois économique, sociale et coloniale. Dans l’analyse proposée par Odin, la pwofitasyon permet de visibiliser une série d’injustices (vie chère, inégalités salariales, monopoles) et d’agréger des colères diffuses dans une lutte structurée.
🔹 Contexte historique
Concept forgé dans le contexte des mobilisations de 2009, mais enraciné dans l’histoire longue des rapports coloniaux. Il synthétise à la fois les héritages de l’économie de plantation, les effets inégalitaires de la départementalisation (1946), et les politiques néolibérales. Par sa charge symbolique, il a permis de construire une identité collective de lutte opposant les pwofitans (élites économiques) aux classes populaires noires.
Dépendance postcoloniale
🔹 Définition
Situation dans laquelle les économies et les structures politiques des anciennes colonies restent subordonnées à la métropole, malgré les processus formels d’intégration républicaine. Elle se manifeste par une importation massive de produits, une domination des élites économiques locales alliées à la métropole, et une incapacité structurelle à construire une souveraineté économique.
🔹 Contexte historique
Cette dépendance s’ancre dans l’histoire coloniale esclavagiste, prolongée par la départementalisation qui, au lieu de corriger les inégalités, les a reconduites sous d’autres formes. Elle est reproduite par les politiques publiques, les logiques du marché, et les représentations institutionnelles des Antilles comme territoires « assistés ».
Identité de lutte
🔹 Définition
Construction politique d’un « nous » mobilisateur à partir d’expériences partagées de domination. Dans le cadre du LKP et du K5F, cette identité articule conditions économiques précaires, mémoire coloniale, et répertoires de contestation pour fédérer un front syndical et populaire.
🔹 Contexte historique
Inspirée des traditions syndicales anticolonialistes des années 1970 et des théories des mouvements sociaux (Tilly, Tarrow), cette identité s’est affirmée à travers des mots d’ordre, des pratiques de coalition, et une critique radicale de la domination. Elle marque un tournant dans la politisation populaire aux Antilles.