De la lutte politique à la lutte syndicale : topographie d’une reconversion
Thèmes centraux
- Transformation des trajectoires militantes anticolonialistes vers l’action syndicale
- Basculement stratégique après les répressions du début des années 1970
- Expériences d’implantation ouvrière et popularisation du militantisme de terrain
- Formation d’un syndicalisme de lutte à partir de structures politiques déclinantes
- Reconfiguration des rapports entre syndicalisme et lutte indépendantiste
- Internalisation des rapports de domination coloniale dans le monde du travail
Résumé et analyse
1973 – Période de reflux des groupes politiques révolutionnaires antillais.
février 1974 – Grève du Chalvet en Martinique, sévèrement réprimée.
1974-1975 – Repli militant progressif vers les structures syndicales.
Ce chapitre explore la manière dont les anciens militants anticolonialistes, formés à la lutte politique dans les années 1960, ont réorienté leurs pratiques dans le champ syndical au cours des années 1970. Pierre Odin montre que cette conversion n’a rien d’automatique : elle résulte d’un processus de recomposition stratégique, opéré sous l’effet combiné de la répression, du désenchantement vis-à-vis de la lutte armée, et de l’aspiration à l’ancrage populaire.
Le tournant des années 1973-1974 marque un moment de crise : les groupes marxistes-léninistes ou tiers-mondistes n’ont pas réussi à susciter de mobilisation massive, et les tentatives insurrectionnelles échouent à construire des forces durables. La grève du Chalvet, en février 1974, constitue un point de bascule : cette grève paysanne durement réprimée devient un catalyseur symbolique du passage à une stratégie plus ancrée dans le quotidien des travailleurs.
C’est dans ce contexte qu’émerge un nouveau type de militant : ouvrier, implanté, formé à l’analyse des rapports sociaux de production. Odin décrit une série de reconfigurations internes aux organisations existantes, en particulier les syndicats, qui deviennent les lieux d’un réinvestissement militant. Les anciens cadres des groupes politiques, confrontés à la disparition de leurs réseaux, transfèrent leurs compétences d’organisation, de formation et d’agit-prop vers le syndicalisme. Ils impulsent un renforcement de la conflictualité dans les entreprises, tout en adaptant leurs discours à des revendications plus immédiates.
Cette reconversion ne signifie pas l’abandon des idéaux anticolonialistes ou marxistes. Au contraire, le syndicalisme qui se développe est profondément politique, mais il prend pour terrain principal l’usine, la plantation ou le chantier. L’analyse proposée souligne aussi les effets d’apprentissage collectif : l’implantation prolongée dans les milieux ouvriers transforme les pratiques militantes, donne lieu à de nouvelles alliances, et consolide un répertoire d’action propre aux Antilles. L’idéologie révolutionnaire se territorialise.
Enfin, Odin interroge les effets de ce processus sur la structuration de l’espace social antillais : l’entreprise devient le lieu d’une lutte de classes où se rejoue, sous des formes recomposées, la division coloniale du travail. Le syndicalisme de lutte qui en découle prépare les conditions de mobilisation qui culmineront en 2009, mais dès les années 1970, il constitue une force structurante de politisation populaire.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
Reconversion militante
🔹 Définition
Processus par lequel les anciens militants politiques, souvent issus des mouvements indépendantistes ou révolutionnaires, se réorientent vers le champ syndical en adaptant leurs pratiques à de nouveaux enjeux et terrains d’action.
🔹 Contexte historique
Cette reconversion s’opère dans les années 1970, après l’échec de certaines stratégies insurrectionnelles, et en réponse à la nécessité de s’ancrer dans les luttes concrètes du salariat antillais. Elle est favorisée par l’expérience acquise dans les groupes politiques (GRS, GAP, etc.) et donne naissance à un syndicalisme de confrontation.
Syndicalisme de lutte
🔹 Définition
Forme de syndicalisme centrée sur la confrontation directe avec le patronat et l’État, opposée au réformisme et à la cogestion. Il repose sur une politisation explicite des rapports de travail et une dénonciation du système colonial-capitaliste.
🔹 Contexte historique
Ce courant se développe dans les années 1970 en Guadeloupe et Martinique, porté par des militants issus de la gauche radicale. Il trouve son expression dans des syndicats comme l’UGTG ou la CGTG, et dans des conflits emblématiques comme celui du Chalvet. Il prépare le cadre d’analyse du LKP en 2009.
Grève du Chalvet
🔹 Définition
Mobilisation paysanne martiniquaise de février 1974, réprimée dans le sang, qui devient un symbole de la violence d’État et de la lutte contre les structures néocoloniales.
🔹 Contexte historique
Cette grève marque un tournant dans les luttes sociales antillaises. Sa répression violente renforce le sentiment d’injustice structurelle et accélère la transition vers des formes de militantisme ancrées dans le quotidien des travailleurs. Elle est fréquemment mobilisée comme événement fondateur par les syndicats de lutte.