National Liberation and Culture
Thèmes centraux
- Rôle de la culture dans la lutte anticoloniale
- Destruction culturelle comme stratégie impérialiste
- Culture populaire et conscience révolutionnaire
- Dialectique entre culture et libération nationale
- Aliénation des élites et ré-africanisation politique
- Nécessité d’une analyse critique des cultures traditionnelles
- Lutte armée comme processus de transformation culturelle
Résumé et analyse
Dans ce discours prononcé en 1970 à Syracuse University dans le cadre des conférences en hommage à Eduardo Mondlane, Amílcar Cabral élabore une théorie politique de la culture dans les sociétés colonisées. Il affirme que la domination impérialiste repose sur une tentative systématique de destruction ou de neutralisation de la culture des peuples dominés, condition indispensable au maintien de la domination. À l’inverse, la culture devient pour les colonisés une forme de résistance fondamentale, préalable à toute organisation politique.
La culture n’est pas définie comme un héritage figé mais comme une synthèse dynamique des rapports matériels, sociaux et spirituels d’une société avec son environnement. Elle exprime l’histoire, la structuration sociale, les rapports entre les classes, les normes de production et les aspirations collectives. Pour Cabral, toute tentative de domination impérialiste affronte la réalité culturelle du peuple colonisé ; c’est dans cette confrontation que naît la lutte de libération nationale.
L’un des apports majeurs du texte réside dans la critique des conceptions culturalistes ou folklorisantes du retour aux traditions. Cabral insiste sur la distinction entre une réappropriation politique de la culture par les masses – dynamique, critique et enracinée dans la lutte – et les formes élitaires ou nostalgiques du « retour aux sources », souvent portées par les classes moyennes colonisées frustrées. La culture devient ainsi, dans le cadre du processus révolutionnaire, à la fois un levier de mobilisation populaire, un terrain de clivage social, et un espace de transformation active.
Cabral rappelle que la lutte armée, loin de suspendre la culture, en constitue l’un des moments les plus féconds. Elle forge de nouveaux rapports sociaux, transforme les mentalités, remet en cause les hiérarchies traditionnelles, et donne naissance à des formes culturelles nouvelles portées par les classes populaires. Le combat pour la culture est donc inséparable du combat politique et économique pour la libération, et la révolution devient une réorganisation complète des rapports culturels à partir de la souveraineté populaire.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
🔹 Définition
Cabral définit la culture comme l’expression idéologique et sociale de la vie d’un peuple. Elle est à la fois le produit de son histoire et un facteur déterminant de son développement. Dans le cadre colonial, la culture devient une force de résistance car elle constitue un obstacle à l’aliénation complète. La lutte de libération nationale est donc fondamentalement un acte de culture.
🔹 Contexte historique
Cette idée s’inscrit dans la continuité des pensées de Frantz Fanon et de Cheikh Anta Diop, qui articulent culture et lutte anticoloniale. Mais Cabral introduit une distinction cruciale : ce n’est pas la culture comme folklore ou tradition qui résiste, mais la culture comme praxis populaire, comme vecteur de subjectivation politique. L’impérialisme cherche à détruire cette praxis en niant le droit des peuples à faire leur propre histoire.
🔹 Définition
L’aliénation culturelle désigne la rupture entre les élites colonisées et les masses populaires, provoquée par l’assimilation aux normes, valeurs et institutions du colonisateur. Elle produit une fracture identitaire, politique et culturelle, qui empêche les élites de jouer un rôle révolutionnaire sans un processus de ré-africanisation consciente.
🔹 Contexte historique
Dans les colonies portugaises, la politique d’assimilation prétendait intégrer une minorité d’Africains dans la « civilisation » européenne. Cabral montre que cette intégration est fictive : les élites restent marginalisées tout en se coupant de leur base populaire. Cette situation produit chez elles une frustration politique qui peut, selon les cas, déboucher sur une collaboration avec le colonialisme ou sur un engagement révolutionnaire (au prix d’une rupture subjective profonde).
🔹 Définition
Il s’agit d’un processus par lequel les élites ou les militants issus de classes assimilées rompent avec l’idéologie coloniale et se réapproprient, de manière critique, les références culturelles, politiques et sociales de leur peuple. Cette ré-africanisation est une condition pour leur participation authentique à la lutte de libération.
🔹 Contexte historique
Le concept prend sens dans les années 1960, à un moment où de nombreux mouvements indépendantistes africains sont dirigés par des cadres formés en Europe ou dans les villes coloniales. Cabral souligne que sans ce travail subjectif de rupture avec les valeurs coloniales, l’indépendance risque de produire une élite nationale qui perpétue les structures d’oppression héritées du colonialisme. La ré-africanisation est donc autant politique que culturelle.
Culture populaire révolutionnaire
🔹 Définition
Cabral appelle à la construction d’une culture nationale révolutionnaire, fondée sur les pratiques, les valeurs et les aspirations des masses en lutte. Cette culture ne se contente pas de préserver l’ancien : elle émerge de la participation active des peuples à la guerre, à l’organisation collective, à l’éducation et à la justice populaire.
🔹 Contexte historique
Dans les zones libérées de Guinée-Bissau, le PAIGC met en place des écoles, des tribunaux populaires, une administration autonome. Ces structures permettent aux paysans, aux femmes, aux jeunes de devenir des acteurs politiques. La culture révolutionnaire se forge ainsi dans l’expérience concrète de l’émancipation. Elle se manifeste dans la musique, la parole, les pratiques quotidiennes, mais aussi dans une nouvelle subjectivité politique.