LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

Chapitre 1: Abolition. - Partie 2

Thèmes centraux

  • Déliaison des services sociaux et du système carcéral
  • Réappropriation du langage du soin contre la coercition d’État
  • Critique du réformisme punitif et du carceral humanism
  • Féminisme comme moteur des stratégies abolitionnistes
  • Économie politique du contrôle et de la surveillance
  • Cooptation des réformes par le système carcéral
  • Critique des projets alternatifs fondés sur la logique punitive

Résumé et analyse

Radical Reconstructions, Not Liberal Reforms

Dans cette section, les autrices développent l’idée que l’abolition ne peut se réduire à une réforme libérale des institutions punitives. Elles mobilisent la notion de Radical Reconstruction inspirée de W. E. B. Du Bois pour désigner une transformation structurelle de la société. Cette reconfiguration implique la redistribution du pouvoir, des ressources, de l’accès au logement, à l’éducation, aux soins – conditions nécessaires à l’émancipation réelle, qui ne peut se limiter à la seule suppression de la prison.

Les autrices rappellent que le XIIIe amendement de la Constitution américaine, qui autorise le travail forcé des personnes incarcérées, constitue une survivance de l’esclavage. Elles insistent sur la continuité entre les régimes de servitude esclavagiste et carcéral, tout en refusant les analogies simplistes : c’est par une approche généalogique attentive aux mutations historiques qu’elles articulent les deux systèmes.

Cette reconstruction radicale suppose aussi la reconnaissance des savoirs produits par les personnes incarcérées et des formes de résistance invisibilisées. Elle vise non seulement la destruction des institutions répressives, mais surtout l’élaboration d’alternatives tangibles ancrées dans la justice communautaire, le soin et la solidarité.

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Strategy: Care Not Cops

Dans cette sous-partie, les autrices analysent comment les fonctions sociales (santé, éducation, logement) sont de plus en plus absorbées par des logiques punitives. Elles dénoncent l’intrusion croissante de l’appareil pénal dans des domaines qui devraient relever du soin, et montrent comment l’État néolibéral redéfinit la vulnérabilité comme une menace à contrôler plutôt qu’un besoin à accompagner.

Elles s’attaquent aux dispositifs dits « thérapeutiques » comme les tribunaux de la drogue ou les programmes de détention psychiatrique, qui dissimulent des formes de coercition sous couvert d’humanisme. Cette dynamique est désignée par le terme carceral humanism : une tentative d’adoucir les institutions punitives sans en remettre en cause les fondements.

Le féminisme abolitionniste oppose à cette logique une stratégie de dissociation entre soin et punition. Il revendique la construction d’infrastructures autonomes fondées sur l’entraide, la réciprocité, et la responsabilité collective. Ce travail souvent invisible – logistique, émotionnel, organisationnel – est central dans les luttes féministes et constitue une réponse politique de fond.

Cette orientation stratégique implique un changement radical de perspective : le soin devient un lieu de lutte contre la criminalisation, une pratique de résistance et une méthode de transformation sociale.

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Struggle: Reform or Abolition

Cette section aborde le dilemme stratégique au cœur des mouvements anticarcéraux : faut-il réformer le système existant ou œuvrer à son abolition ? À travers l’exemple de Kalief Browder – jeune homme noir détenu sans procès à Rikers Island, mort après sa libération – les autrices montrent la brutalité inhérente à l’incarcération, même dans ses formes prétendument modérées.

Elles analysent la fermeture annoncée de Rikers par la ville de New York comme une fausse réforme : le remplacement de cette prison par quatre nouvelles structures de détention de quartier représente une reconduction punitive du système sous des habits plus acceptables. Cette stratégie, qualifiée de carceral statecraft, absorbe les revendications abolitionnistes tout en consolidant l’architecture pénale.

Des collectifs comme No New Jails NYC refusent ce compromis et défendent une posture clairement abolitionniste : pas de nouvelle prison, mais réaffectation des ressources à des besoins communautaires fondamentaux. Cette stratégie repose sur un déplacement des objectifs politiques : il ne s’agit pas seulement de s’opposer, mais de construire activement des alternatives.

Le féminisme abolitionniste insiste sur la cohérence entre moyens et fins : une victoire n’en est une que si elle ne reproduit pas les logiques qu’on prétend abolir. Il propose une transformation en profondeur, où la justice se définit par la capacité collective à imaginer et mettre en œuvre d’autres formes de vie sociale.

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

Radical Reconstruction (Reconstruction radicale)
🔹 Définition
Projet politique qui vise à transformer en profondeur les structures sociales, économiques et institutionnelles héritées de l’esclavage et du capitalisme racial.

🔹 Contexte historique
Inspirée de la Reconstruction post-esclavagiste du XIXe siècle, cette notion est reprise et actualisée dans une perspective féministe et abolitionniste pour penser la redistribution de pouvoir et de ressources.

"afterlife of slavery" (vie après la mort de l’esclavage)
🔹 Définition
Idée que les structures de l’esclavage persistent dans les institutions contemporaines sous d’autres formes (prison, pauvreté raciale, privation de droits).

🔹 Contexte historique
Développée par Saidiya Hartman, cette notion permet d’analyser la continuité entre les logiques de dépossession esclavagistes et les formes modernes de contrôle racial et punitif.

carceral humanism (humanisme carcéral)
🔹 Définition
Tendance à présenter des dispositifs répressifs (prison, justice thérapeutique) comme bienveillants, sans en modifier la logique punitive.

🔹 Contexte historique
Concept théorisé en réponse aux réformes « douces » des années 2000-2010, notamment dans les mouvements critiques du féminisme institutionnel et des réformes pénales.

"therapeutic governance" (gouvernement thérapeutique)
🔹 Définition
Modalité de pouvoir qui combine soin et coercition, transformant le traitement des troubles sociaux en dispositifs de surveillance et de contrôle.

🔹 Contexte historique
Apparu dans l’analyse des politiques publiques de santé mentale et des juridictions alternatives, ce concept souligne les nouvelles formes de gestion disciplinaire des populations vulnérables.

"reformist reform" (réforme réformiste)
🔹 Définition
Réforme qui améliore certains aspects d’un système sans en contester les fondements, consolidant ainsi les structures existantes.

🔹 Contexte historique
Critiquée depuis les années 1970 dans les milieux marxistes et abolitionnistes, notamment pour sa tendance à reproduire le système sous d’autres formes (bracelets électroniques, prisons « humaines »).

"racialized accumulation by dispossession" (accumulation racialisée par dépossession)
🔹 Définition
Processus par lequel l’État et le capital extraient de la valeur des populations racisées via des dispositifs punitifs, tout en détruisant leurs ressources.

🔹 Contexte historique
Concept dérivé des travaux de David Harvey, réapproprié par Jackie Wang pour décrire l’économie politique de la répression urbaine dans les contextes néolibéraux contemporains.