LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

Chapitre 3: Now. - Partie 2

Thèmes centraux

  • Pratiques féministes de confrontation des tensions et dissensus
  • Risques personnels et politiques liés à l’engagement abolitionniste
  • Éthique du désaccord dans les luttes collectives
  • Intégration de la conflictualité comme élément constitutif du féminisme abolitionniste
  • Réappropriation des stratégies d’accountability en dehors du cadre judiciaire
  • Importance de poser « l’autre question » dans toute stratégie militante
  • Affirmation du soin collectif comme infrastructure politique
  • Lutte comme pratique quotidienne d’invention
  • Redéfinition des critères de réussite et d’échec dans les luttes abolitionnistes féministes
  • Mémoires militantes effacées et cooptation institutionnelle

Résumé et analyse

Staying with the Trouble

Cette section explore une dimension cruciale du féminisme abolitionniste : la gestion des conflits internes. Les autrices insistent sur l’importance de ne pas fuir les désaccords, mais de les habiter politiquement. Elles prennent l’exemple de la militante Page May, membre d’Assata’s Daughters, ciblée en 2016 après un discours radical contre la police. Ce cas illustre le backlash auquel s’exposent les militant·es féministes abolitionnistes, même au sein d’alliances progressistes.

Plutôt que de rechercher une unité illusoire, les autrices défendent une politique du désaccord, du soin partagé et de la cohabitation des tensions. Habiter le trouble (staying with the trouble) devient une condition stratégique : faire face aux difficultés sans céder, reconnaître les vulnérabilités sans les essentialiser.

Le féminisme abolitionniste est ainsi présenté comme une pratique relationnelle, exigeante et transformatrice. Il suppose une solidarité active face aux attaques, un engagement profond envers celles et ceux qui prennent des risques, et une capacité collective à soutenir les luttes dans leur complexité.

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What Struggle Teaches

À partir du procès de Jason Van Dyke, les autrices interrogent les formes de justice que revendiquent les militant·es. Si la condamnation du policier est rare, elle ne satisfait pas les exigences du féminisme abolitionniste. Celui-ci ne cherche pas à punir un individu, mais à transformer les conditions sociales qui rendent la violence possible.

Des campagnes comme Fund Black Futures incarnent cette posture : plutôt que de revendiquer une peine exemplaire, elles réclament la redistribution des ressources vers les communautés noires. La lutte contre la Gang Database à Chicago est un autre exemple d’intervention abolitionniste réussie, fondée sur un refus clair de la réforme.

Les autrices valorisent la méthode critique des jeunes militant·es : poser l’autre question (ask the other question), selon Mari Matsuda, pour analyser l’imbrication des dominations. Cette vigilance analytique est essentielle pour maintenir la cohérence éthique et stratégique du mouvement.

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The Long Haul

Cette section revient sur les limites des victoires juridiques. Le verdict contre Van Dyke, bien que symboliquement fort, ne remet pas en cause le système. Pour les militant·es, la véritable transformation réside dans le travail quotidien, invisible, long et relationnel.

Les autrices valorisent les espaces de soin, les cercles de parole, les réunions, les gestes quotidiens. C’est là que se construit la durée longue de l’abolition : dans la constance, la transmission et la solidarité. Elles rappellent que ce sont souvent les personnes les plus marginalisées qui portent ce travail – femmes noires, personnes trans, ancien·nes détenu·es, précaires – au prix de sacrifices personnels importants.

L’abolition est pensée comme une expérimentation continue pour vivre autrement. Elle suppose la création d’infrastructures matérielles et relationnelles alternatives, et un engagement persistant à faire exister un monde sans punition.

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Beyond Success/Failure

Enfin, les autrices déconstruisent les critères dominants d’évaluation des mouvements. La longévité, la visibilité ou le succès législatif ne doivent pas être les seuls indicateurs. Les collectifs féministes abolitionnistes, souvent précaires, éphémères et invisibles, produisent néanmoins des transformations politiques majeures.

Elles dénoncent l’oubli organisé de ces pratiques par les institutions, les fondations et les récits médiatiques. Ces dynamiques de cooptation effacent les apports des luttes radicales, en les réinterprétant selon les normes dominantes.

Contre cela, les autrices défendent une autre logique : la transmission souterraine, le fragmentaire, le désordonné. La question n’est pas ce qui a été gagné, mais ce qui se perpétue, ce qui circule, ce qui continue à nourrir les luttes futures.

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

"staying with the trouble" (habiter le trouble)
🔹 Définition
Posture critique qui consiste à affronter les tensions et contradictions des luttes sans chercher à les résoudre hâtivement.

🔹 Contexte historique
Formulée par Donna Haraway, cette notion est mobilisée ici pour désigner une éthique de la persévérance militante dans des contextes instables, conflictuels, voire dangereux.

backlash (retour de bâton / réaction violente)
🔹 Définition
Réaction violente et conservatrice face aux avancées ou aux prises de position radicales, souvent sous forme de harcèlement ou de désolidarisation.

🔹 Contexte historique
Expérimenté notamment par des femmes racisées, queers ou abolitionnistes, ce phénomène illustre les limites de l’inclusivité supposée des espaces progressistes.

accountability (responsabilité politique / redevabilité)
🔹 Définition
Processus communautaire de reconnaissance, de réparation et de transformation des torts sans recours à l’appareil punitif.

🔹 Contexte historique
Développé dans le cadre de la justice transformatrice par des collectifs comme Creative Interventions et Generation Five.

"ask the other question" (poser l’autre question)
🔹 Définition
Méthode d’analyse intersectionnelle qui consiste à interroger systématiquement les autres formes d’oppression présentes dans une situation.

🔹 Contexte historique
Formalisée par Mari Matsuda dans le cadre de la Critical Race Theory, cette méthode est devenue une référence pour les pratiques abolitionnistes féministes.

the long haul (le temps long de la lutte)
🔹 Définition
Engagement militant dans la durée, marqué par la persistance, la patience et la fidélité aux principes radicaux malgré l’absence de résultats immédiats.

🔹 Contexte historique
Notion centrale dans les traditions féministes noires et queer, qui valorisent les formes lentes et durables d’organisation collective.

"experiments in living otherwise" (expérimentations pour vivre autrement)
🔹 Définition
Pratiques concrètes visant à construire des alternatives aux logiques punitives dans les domaines du soin, de la justice, de la relation.

🔹 Contexte historique
Issues des traditions féministes, anarchistes et abolitionnistes, ces expérimentations sont pensées comme des formes concrètes de création sociale.

success/failure (réussite/échec)
🔹 Définition
Catégories normatives utilisées pour évaluer les mouvements selon des critères institutionnels ou capitalistes.

🔹 Contexte historique
Ces critères invisibilisent les formes non-institutionnalisées de lutte. Le féminisme abolitionniste revendique d’autres échelles de valeur : imagination, transmission, transformation.

cooptation
🔹 Définition
Récupération par des institutions dominantes d’idées ou de pratiques critiques, vidées de leur portée politique.

🔹 Contexte historique
Processus souvent observé dans les politiques publiques ou les ONG, qui neutralisent les mouvements radicaux sous couvert d’inclusivité.

organized forgetting (oubli organisé)
🔹 Définition
Effacement systémique des luttes féministes abolitionnistes, notamment celles portées par les femmes racisées, queer ou précaires.

🔹 Contexte historique
Produit par l’hégémonie du féminisme blanc institutionnel, des récits médiatiques et des logiques managériales de reconnaissance politique.