LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

The Rise of a Global Commodity

Thèmes centraux

  • Multipolarité des systèmes de production cotonnière (1000 av. J.-C. – XVIIIe siècle)

  • Artisanat domestique et économies rurales autarciques

  • Circulation précoce du coton dans les échanges intercontinentaux

  • Rôle des femmes dans la production textile

  • Première mondialisation préindustrielle du coton (XVe–XVIIIe siècle)

  • Caractère lent et non technologique de l’évolution des systèmes productifs

  • Émergence de réseaux marchands proto-capitalistes (Inde, Empire ottoman, Afrique de l’Ouest)

  • Début de l’intégration européenne dans les circuits du coton au XIIe siècle

Résumé et analyse

Avant l’avènement de l’industrie cotonnière européenne, la culture et la transformation du coton sont profondément enracinées dans les sociétés d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Sven Beckert restitue avec minutie l’historicité longue du coton comme marchandise mondiale bien avant l’apparition de la révolution industrielle. De la Mésoamérique au bassin du Gange, du Sahel à la vallée du Yangzi, des millions de paysan·nes ont cultivé, filé et tissé le coton dans le cadre de structures domestiques, à petite échelle, et en lien direct avec les besoins locaux. Ces structures productives étaient intégrées dans des économies de subsistance, caractérisées par la polyvalence agricole, l’absence de spécialisation, et une articulation constante entre production alimentaire et textile.

Ce système polycentrique, qui a duré plusieurs millénaires, est analysé par Beckert comme une forme préindustrielle d’économie-monde, articulée autour de logiques d’autosuffisance, de circuits de tribut, et d’échanges à longue distance, sans centralisation politique ni capitaliste. L’auteur insiste particulièrement sur le rôle fondamental des femmes dans la filature et le tissage, ainsi que sur la lenteur des transformations techniques — le progrès reposant davantage sur l’intensification du travail que sur l’innovation mécanique.

La force du chapitre réside dans la démonstration que le coton fut, bien avant le capitalisme industriel, un produit profondément mondialisé. Beckert retrace l’expansion progressive des réseaux d’échange, notamment à partir de l’Inde, centre de gravité économique et technologique du textile. Il décrit comment les tissus indiens (muslins, chintzes, calicoes) ont conquis les marchés d’Afrique, d’Asie du Sud-Est et du monde islamique, préfigurant une proto-mondialisation non européenne. Ce commerce, structuré autour de formes de capital marchand et de réseaux diasporiques (marchands arméniens, juifs, gujaratis, arabes), révèle une dynamique d’accumulation non européenne avant le basculement impérial du XVIIIe siècle.

Le chapitre s’achève sur l’introduction tardive et marginale de l’Europe dans ces réseaux. Si le coton est longtemps resté un produit exotique pour les Européens — perçu comme une curiosité botanique — c’est seulement à partir du XIIe siècle (Italie du Nord, puis Allemagne du Sud) qu’apparaissent les premiers centres de production cotonnière européenne. Cette intégration reste toutefois dépendante de l’approvisionnement ottoman, sans pouvoir politique sur les circuits marchands, ni contrôle sur la production. L’essor européen repose alors sur l’appropriation technologique (rouet, métiers à tisser horizontaux) et sur la construction de dépendances régionales (mise au travail des campagnes allemandes ou lombardes via le putting-out system).

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

Économie domestique (household economy)

🔹 Définition Forme d’organisation productive dans laquelle la production textile se fait au sein du foyer familial, par des femmes (principalement) et parfois des enfants ou des hommes, selon un rythme intégré aux cycles agricoles. Dans le chapitre, elle est le socle de l’industrie cotonnière pendant des millénaires : production à petite échelle, outils rudimentaires, absence de division stricte entre consommation et production.

🔹 Contexte historique L’économie domestique structure les sociétés rurales d’Asie, d’Afrique et des Amériques bien avant l’expansion du capitalisme industriel. Son caractère ubiquitaire, sa lente évolution technologique et son autonomie relative en font le modèle dominant jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Ce mode de production sera progressivement marginalisé par la montée des logiques capitalistes et industrielles, mais il persiste longtemps sous des formes hybrides, notamment dans les systèmes de putting-out.

Putting-out system (système de sous-traitance rural)

🔹 Définition Organisation proto-industrielle dans laquelle des marchands urbains fournissent matières premières, outils et avances aux producteurs ruraux (souvent paysans), qui fabriquent les biens à domicile. Dans le chapitre, il est décrit comme une évolution vers une forme de dépendance marchande accrue, sans passage par l’usine ou le salariat direct.

🔹 Contexte historique Apparu en Europe dès le XIVe siècle (Italie du Nord, Flandres, Allemagne du Sud), ce système s’étend rapidement au XVIe siècle, notamment en Angleterre. Il permet aux marchands de contourner les guildes urbaines et de discipliner une main-d’œuvre paysanne bon marché. Le putting-out system constitue une transition entre l’économie domestique et l’industrie capitaliste : il conserve le cadre familial, mais introduit une relation de dépendance capitaliste via le crédit, les commandes et le contrôle de la distribution.

Proto-industrialisation

🔹 Définition Phase historique précédant l’industrialisation mécanisée, marquée par l’extension de la production manufacturière dans les campagnes, souvent sous forme de travail à domicile encadré par des marchands. Dans le texte, elle est incarnée par les ateliers domestiques, les réseaux d’artisans spécialisés, et les manufactures collectives dans certaines régions (Inde, Empire ottoman, Chine).

🔹 Contexte historique Concept développé par les historiens dans les années 1970 pour désigner la montée d’une production marchande dans les campagnes d’Europe dès le XVIIe siècle. Beckert en étend la portée au-delà de l’Europe : l’Inde, la Chine et l’Afrique de l’Ouest connaissent des formes avancées de proto-industrialisation bien avant l’Europe, notamment dans le textile. Ce constat remet en cause les récits eurocentriques d’un capitalisme « naturellement » occidental.