LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

Building War Capitalism

Thèmes centraux

  • Expansion impériale européenne dans les circuits cotonniers (XVIe–XVIIIe siècles)

  • Émergence du war capitalism (capitalisme de guerre) comme régime global

  • Rôle des compagnies marchandes (East India Company, VOC, etc.)

  • Coercition, esclavage et expropriation comme bases de l’accumulation

  • Réorganisation des circuits transocéaniques : Inde – Afrique – Amériques – Europe

  • Dépendance de l’industrie européenne vis-à-vis des textiles indiens

  • Prémices d’une hiérarchie impériale dans l’économie-monde

Résumé et analyse

Dans ce chapitre, Beckert explore la mutation décisive de l’économie cotonnière mondiale sous l’effet de l’expansion européenne entre 1500 et 1800. Ce tournant n’est pas fondé sur des innovations technologiques ou organisationnelles, mais sur une recomposition géopolitique violente des circuits existants, à travers ce qu’il appelle le war capitalism. Ce capitalisme préindustriel repose sur trois piliers : l’expansion impériale, la domination militaire des routes commerciales, et la mise en esclavage ou en dépendance forcée des producteurs de coton.

Les puissances européennes – Portugal, Espagne, France, Grande-Bretagne, Pays-Bas – ne remplacent pas les systèmes de production existants mais s’y insèrent de force. Elles capturent le commerce du coton en Inde par l’usage des compagnies armées (East India Company, VOC, etc.), marginalisant les réseaux arabes, indiens ou africains. En parallèle, elles construisent un système triangulaire d’échange : textiles indiens vers l’Afrique, esclaves africains vers les Amériques, produits tropicaux (sucre, coton, indigo) vers l’Europe. L’importance cruciale des cotonnades indiennes dans l’achat des esclaves démontre que l’empire de coton précède l’industrie du coton.

Beckert montre que l’enjeu pour les Européens est de briser la souveraineté commerciale indigène. En Inde, ils établissent des "factories" (dépôts commerciaux) fortifiées, mais dépendent longtemps des banias et des tisserands locaux. Progressivement, les compagnies européennes passent de l’intermédiation au contrôle politique : la conquête du Bengale par la East India Company en 1765 illustre cette transition de la sphère commerciale à la domination territoriale.

C’est également à cette époque que les États européens adoptent une politique protectionniste visant à interdire les importations de cotonnades indiennes pour protéger leur propre industrie naissante. En France comme en Angleterre, les interdictions, taxes et réglementations se multiplient au XVIIIe siècle, créant des espaces clos pour l’expansion industrielle européenne.

Enfin, Beckert souligne que l’accumulation primitive opérée dans les colonies permet à l’Europe d’émerger comme le cœur du système-monde cotonnier, non par supériorité technique, mais par sa capacité à imposer une division inégale du travail à l’échelle globale. L’expansion du capitalisme européen repose ainsi sur la destruction d’alternatives autonomes, non sur la généralisation de la liberté marchande.

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

War capitalism (capitalisme de guerre)

🔹 Définition Forme de capitalisme prémoderne fondée sur l’expropriation violente, la domination impériale, le travail non libre (esclavage, travail forcé) et le contrôle militaire des routes commerciales. Contrairement au capitalisme industriel ultérieur, il repose moins sur l’État bureaucratique que sur des acteurs privés armés (compagnies commerciales), opérant dans un « dehors » juridique.

🔹 Contexte historique Le war capitalism émerge au XVIe siècle avec les conquêtes coloniales portugaises et espagnoles, mais atteint son apogée aux XVIIe–XVIIIe siècles avec les compagnies anglaises, néerlandaises et françaises. Il s’exprime par la capture des flux (ports, routes maritimes), l’implantation de colonies esclavagistes, et la militarisation du commerce. Beckert distingue ainsi le war capitalism du capitalisme industriel : le premier précède, prépare et structure le second, mais fonctionne selon des logiques propres (privatisation de la violence, absence de régulation étatique centrale).

Factory (dans le sens colonial : comptoir fortifié)

🔹 Définition Dans le vocabulaire impérial, une factory désigne un entrepôt commercial fortifié tenu par une puissance européenne dans une zone colonisée ou semi-colonisée. Il sert de point d’achat, de stockage et de négociation avec les producteurs locaux.

🔹 Contexte historique Implantées dès le XVIe siècle en Inde, en Afrique et en Asie du Sud-Est, les factories deviennent le mode d’insertion privilégié des puissances européennes dans les réseaux commerciaux existants. Elles sont dirigées par des "factors" (agents), souvent protégées militairement, et représentent une forme intermédiaire entre la diplomatie et l’occupation coloniale. Elles permettent l’acheminement massif de cotonnades indiennes vers l’Afrique, en particulier pour le commerce triangulaire.

Commerce triangulaire

🔹 Définition Système d’échange atlantique à trois pôles : textiles (souvent indiens) exportés d’Europe vers l’Afrique, esclaves africains déportés vers les Amériques, produits tropicaux (sucre, coton, tabac) envoyés vers l’Europe.

🔹 Contexte historique Ce système devient central dans l’économie mondiale du XVIIe au XIXe siècle. Le coton y joue un rôle double : comme marchandise d’échange (les cotonnades) et comme produit cultivé par les esclaves. Beckert montre que l’empire de coton s’articule d’abord au commerce esclavagiste, bien avant l’apparition de l’industrie cotonnière européenne mécanisée.

Protectionnisme industriel

🔹 Définition Ensemble de politiques économiques visant à protéger une industrie nationale naissante contre la concurrence étrangère (taxes, interdictions, réglementations). Dans le texte, ce sont les importations de cotonnades indiennes qui sont visées.

🔹 Contexte historique À partir de la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre et la France imposent des mesures protectionnistes drastiques contre les textiles indiens, allant jusqu’à l’interdiction de vente, de port ou de fabrication. Ces politiques favorisent l’émergence de manufactures locales de coton, mais dépendent fortement de la force de l’État-nation et de sa capacité à réprimer les contrebandes et à subventionner l’industrie. Beckert insiste sur l’hypocrisie de l’idéologie libre-échangiste européenne, fondée sur un siècle de protection active.