« Se syndiquer pour la lutte des classes » : la CGT Guadeloupe et la CGT Martinique
Thèmes centraux
- Réappropriation marxiste du syndicalisme par la CGTG et la CGTM
- Tensions entre militantisme révolutionnaire et défense institutionnelle des salariés
- Rôle structurant de l’extrême gauche dans la CGTG, en particulier Combat ouvrier
- Construction d’un cadrage communiste révolutionnaire comme matrice d’analyse des conflits
- Dialectique entre travail d’implantation syndicale et stratégie politique
- Contradictions internes entre autonomie syndicale et contrôle partisan
Résumé et analyse
Années 1970 – Montée en puissance de l’extrême gauche dans les syndicats CGT aux Antilles.
1981 – Participation de membres de Combat ouvrier à la structuration locale de la CGTG dans plusieurs communes.
Années 1990 – Renforcement de l’implantation de la CGTG dans le secteur de la banane, notamment à Capesterre.
2009 – Mobilisation des militants de la CGTG dans le LKP, bien que parfois en décalage tactique avec les autres organisations.
Dans ce chapitre, Pierre Odin examine les trajectoires politiques et les pratiques militantes des sections antillaises de la Confédération générale du travail (CGTG en Guadeloupe, CGTM en Martinique). Il met en lumière la manière dont ces syndicats, tout en se revendiquant du syndicalisme révolutionnaire, sont traversés par des tensions internes liées à la politisation de leur appareil militant, notamment sous l’influence de courants trotskistes comme Combat ouvrier.
Odin souligne que ces organisations ont développé une forme spécifique de cadrage communiste révolutionnaire, c’est-à-dire une grille d’interprétation des rapports sociaux fondée sur la centralité de la lutte des classes, du rapport capital/travail et de l’exploitation. Cette orientation se traduit par une grande rigueur idéologique dans la formation des cadres syndicaux, ainsi que par un investissement prioritaire dans certains secteurs jugés stratégiques, comme les plantations bananières, la fonction publique ou les collectivités locales.
L’auteur montre que la politisation du syndicat n’est pas simplement un héritage idéologique, mais qu’elle s’incarne dans une division du travail militant : les membres de Combat ouvrier jouent un rôle moteur dans les campagnes syndicales, dans la rédaction des tracts, l’organisation des réunions, la formation idéologique, mais aussi dans la représentation aux élections professionnelles. Cela conduit à une situation paradoxale : alors que la CGTG défend officiellement l’indépendance syndicale, elle reste en pratique largement encadrée par une organisation politique.
Cette situation génère plusieurs tensions : d’un côté, le syndicat bénéficie de l’efficacité, de la discipline et de la vision stratégique de ses militants politiques ; de l’autre, il peine parfois à mobiliser au-delà du noyau militant, notamment lorsque les revendications apparaissent trop idéologisées ou détachées des préoccupations immédiates des travailleurs.
Enfin, Odin analyse la participation de la CGTG au LKP. Il montre que si la CGTG joue un rôle visible dans certaines mobilisations (comme les grèves dans le secteur de la banane ou les collectivités), elle adopte parfois des positions tactiques décalées, notamment dans les négociations ou lors de conflits de longue durée. Cette divergence se manifeste dès les premières phases de la mobilisation, lorsque Jean-Marie Nomertin, leader de la CGTG, insiste pour que la revendication des 200 euros d’augmentation salariale figure de manière centrale dans la plateforme commune. Alors que l’UGTG privilégie une pression directe sur l’État, la CGTG exige que ces 200 euros soient pris en charge par le patronat, ce qui correspond à sa ligne de classe plus classique, ancrée dans une tradition marxiste et syndicaliste révolutionnaire.
Cette divergence stratégique produit un effet de seuil : la CGTG ne s’engage pleinement dans le mouvement qu’à partir du moment où la revendication salariale est clarifiée et acceptée. Un militant de Combat ouvrier indique même que « si cette revendication-là sautait, on [la CGTG] partait ». Cela montre à quel point cette position servait à la fois de levier pour ancrer le syndicat dans la mobilisation, et de garde-fou idéologique face aux dynamiques plus nationalistes portées par l’UGTG.
Par ailleurs, ces différences se traduisent aussi dans les modalités de négociation. Alors que l’UGTG centralise les discussions et définit les priorités de manière plus verticale, la CGTG déploie une stratégie fondée sur la spécialisation technique de ses cadres et une participation ciblée. Dans certains conflits longs, comme celui du port de Jarry, la CGTG adopte une ligne de confrontation plus institutionnelle, comme le montre la grève menée contre l’entreprise AREMA-CGMA en 2014, avec blocage du port, appels aux prud’hommes, et réunions internes tendues pour décider des suites à donner au mouvement.
Enfin, dans les années qui suivent le conflit de 2009, la stratégie dominante de l’UGTG au sein du LKP, marquée par une volonté de réactiver le projet indépendantiste, entraîne une prise de distance progressive de plusieurs partenaires, dont Combat ouvrier et le PCG, qui s’éloignent de cette ligne ne correspondant pas à leur approche politique.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
Cadrage communiste révolutionnaire
🔹 Définition
Grille d’analyse des rapports sociaux fondée sur les principes du marxisme révolutionnaire, structurant la lecture des conflits sociaux autour de l’antagonisme capital/travail, l’internationalisme prolétarien et la nécessité d’une rupture politique. Ce cadrage structure l’activité de la CGTG et de Combat ouvrier.
🔹 Contexte historique
Ce cadrage émerge dans les années 1970, porté par des militants trotskistes issus de la Ligue communiste révolutionnaire ou de Lutte ouvrière. Il s’enracine dans une lecture marxiste-léniniste de la société antillaise, transposée au champ syndical. Cette stratégie reste marginale à l’échelle nationale mais s’avère durable dans les territoires postcoloniaux à forte conflictualité sociale.
Division du travail militant
🔹 Définition
Répartition différenciée des rôles, des tâches et des fonctions au sein d’un syndicat ou d’un collectif, en fonction des compétences, de l’expérience ou de l’engagement idéologique des membres. Dans le cas de la CGTG, cette division favorise les militants politiques les plus formés.
🔹 Contexte historique
Thématisée dans la sociologie des mouvements sociaux depuis les années 1990, cette division s’intensifie avec la professionnalisation militante et la politisation stratégique. Dans le contexte antillais, elle renforce le rôle des militants issus de l’extrême gauche et reconfigure l’autonomie syndicale.