Lutter contre la pwofitasyon : la construction d’une radicalité unitaire
Thèmes centraux
- Construction d’un cadre de mobilisation unitaire autour de la notion de pwofitasyon
- Dénonciation de la dépendance structurelle des Antilles vis-à-vis de l’hexagone
- Unité d’action intersyndicale malgré des divergences politiques anciennes
- Pwofitasyon comme catalyseur discursif d’une identité contestataire commune
- Rôle stratégique des plateformes de revendications dans la production de l’unité
- Dialectique entre expertise militante, statistiques économiques et symbolique politique
Résumé et analyse
5 décembre 2008 – Guadeloupe : Création du collectif LKP (Liyannaj kont pwofitasyon) regroupant 48 organisations.
5 février 2009 – Martinique : Déclenchement de la grève générale à l’initiative du Kolectif 5-Févrié (K5F), en écho à la mobilisation guadeloupéenne.
17–18 février 2009 – Guadeloupe : Assassinat du syndicaliste Jacques Bino, événement marquant un tournant symbolique et politique dans la mobilisation.
Dans ce chapitre, Pierre Odin analyse la manière dont les syndicats guadeloupéens et martiniquais sont parvenus à construire une radicalité unitaire autour de la notion de pwofitasyon, en amont et pendant la grève générale de 2009. Il montre que cette unité d’action, inédite dans l’histoire récente des mobilisations antillaises, est le produit d’un long processus de convergence, fondé à la fois sur des contraintes structurelles (vie chère, chômage, dépendance économique) et sur une stratégie discursive efficace.
L’un des apports majeurs du chapitre réside dans l’analyse du discours de la pwofitasyon comme catalyseur d’un espace politique contestataire. Odin démontre que la pwofitasyon ne désigne pas simplement un abus économique, mais une structure globale d’exploitation, historiquement enracinée dans le colonialisme et réactivée par les rapports actuels de domination entre l’hexagone et les Antilles. Cette dénonciation systémique, relayée par les syndicats, a permis de nommer et visibiliser un conflit latent, en produisant une opposition claire entre pwofitans (exploiteurs) et pèp (peuple exploité).
L’auteur met en lumière le travail de coalition préalable à la grève, notamment dans la rédaction des plateformes de revendications du LKP et du K5F. Ces documents constituent une forme de synthèse entre des analyses statistiques objectivantes (sur les écarts de prix, les inégalités de revenus, le chômage) et des projections militantes ancrées dans les luttes sociales locales. En cela, la plateforme devient un outil performatif : elle ne se contente pas de formuler des revendications, elle produit un « nous » politique — une identité collective de lutte.
Odin insiste également sur la dimension tactique de cette unification : les syndicats ont su mettre en sourdine leurs divisions (notamment entre marxistes et nationalistes) pour renforcer leur poids face à l’État. Il souligne aussi que cette unité n’était pas donnée d’avance mais repose sur une construction pragmatique et située, propre aux spécificités de chaque île.
Le LKP, par exemple, est né d’une culture syndicale déjà tournée vers l’unité populaire.
Ce constat s’ancre dans une histoire spécifique du syndicalisme guadeloupéen, où l’unité d’action entre organisations a été progressivement élaborée bien avant la création du LKP. Dès 2002, l’affaire Madassamy — du nom du syndicaliste Michel Madassamy (UGTG), incarcéré à la suite d’une manifestation contre la hausse des prix du carburant — donne lieu à une première coordination intersyndicale pour exiger sa libération. Cet épisode, décrit comme un véritable « événement » par plusieurs syndicalistes, marque une rupture dans un paysage jusque-là fragmenté. Il permet aux organisations de tester, dans un contexte conflictuel, leur capacité à coordonner leurs actions malgré des orientations politiques divergentes.
Cette culture de la coopération s’est ensuite renforcée au cours des années 2000, notamment à travers des mobilisations unitaires contre la vie chère. Ces expériences ont favorisé un apprentissage organisationnel, une habitude de travail collectif et une familiarité avec les compromis tactiques, qui ont rendu possible la constitution du LKP. Ainsi, loin de surgir ex nihilo, le LKP s’inscrit dans une trajectoire de politisation unitaire, où les syndicats ont appris à dépasser leurs différends idéologiques (indépendantistes, marxistes, trotskistes, autonomistes) pour construire un front commun.
La plateforme du LKP reflète aussi cette culture syndicale orientée vers l’unité populaire : elle dépasse largement les revendications salariales classiques pour inclure des enjeux agricoles, environnementaux, linguistiques, éducatifs et sanitaires. Cette hybridation entre revendications ouvrières et aspirations populaires témoigne de la capacité du LKP à agréger autour de lui des groupes culturels, des associations, des mutuelles et des collectifs citoyens. Dans ce contexte, la force du LKP réside dans l’ancrage populaire des syndicats, non seulement dans le monde du travail salarié, mais aussi dans les mouvements culturels et nationalistes, comme l’illustre la reconnaissance du rôle joué par des groupes comme Akiyo.
Cette culture d’unité populaire distingue clairement le cas guadeloupéen du modèle martiniquais. Alors que le K5F est confronté à des tensions internes dès sa mise en place, le LKP repose sur une structure égalitaire et hiérarchisée, construite sur une expérience accumulée de la collaboration syndicale, notamment entre l’UGTG, la CGTG, la CTU et FO.
Enfin, l’auteur inscrit cette mobilisation dans une trajectoire historique longue, qui lie les luttes anticolonialistes du XXe siècle à la grève de 2009. Il montre que la pwofitasyon fonctionne comme un pont discursif entre passé et présent, permettant de relier les revendications salariales aux critiques de la domination postcoloniale, dans un mouvement à la fois matériel et symbolique de reconfiguration politique.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
Pwofitasyon
🔹 Définition
Concept central du discours contestataire guadeloupéen et martiniquais, désignant une exploitation systémique, capitaliste et coloniale, des populations antillaises par les élites économiques et l’État français. Elle sert de cadre d’interprétation global aux revendications sociales.
🔹 Contexte historique
Popularisé par le LKP en 2008, le terme possède une longue généalogie critique. Il hérite de la critique anticolonialiste des années 1960-1970 et s’articule aux analyses marxistes et panafricaines. Sa force réside dans sa plasticité : il désigne à la fois des mécanismes économiques concrets (prix, salaires, monopoles) et une domination structurelle postcoloniale.
Plateforme de revendications
🔹 Définition
Outil stratégique de mobilisation, combinant données objectivées (statistiques, études) et formulations militantes pour produire une unité discursive et politique. La plateforme du LKP formalise les griefs des organisations syndicales en un programme commun.
🔹 Contexte historique
Les plateformes deviennent centrales dans les mobilisations des années 2000, notamment dans les mouvements altermondialistes. Dans le cas antillais, elles constituent une innovation politique locale, en ce qu’elles réussissent à fédérer des identités collectives hétérogènes autour d’un même diagnostic.
Travail de coalition
🔹 Définition
Processus par lequel plusieurs organisations aux orientations idéologiques différentes construisent un espace d’action commune, par des négociations internes, des compromis tactiques et un cadrage discursif partagé.
🔹 Contexte historique
Le travail de coalition est central dans les mobilisations complexes contemporaines. Dans le cas du LKP et du K5F, il repose sur une tradition syndicale de lutte et sur une capacité à neutraliser temporairement les antagonismes historiques pour renforcer la puissance collective face à l’État.