Ruptures théoriques : critiques du réductionnisme et émergence de l’articulation

Dans cette première section, Stuart Hall introduit les objectifs de son intervention : clarifier les ruptures théoriques nécessaires pour penser les formations sociales racialisées et indiquer de nouvelles orientations critiques. Il commence par distinguer deux grands paradigmes qui structurent le champ d’analyse : le paradigme économique, qui attribue les divisions raciales aux dynamiques structurelles du capitalisme, et le paradigme sociologique, qui accorde à la race et à l’ethnicité une autonomie analytique. Hall montre que ces deux paradigmes fonctionnent souvent comme des images inversées : chacun corrige les insuffisances de l’autre, mais aucun ne parvient à rendre compte de manière satisfaisante de la complexité des sociétés racialisées.

Dans ce cadre, Hall examine de manière approfondie le cas de l’Afrique du Sud, qu’il considère comme une « formation limite ». Ce contexte met en évidence l’articulation singulière entre capitalisme industriel et hiérarchisation raciale structurelle. Il discute les analyses qui tentent de réduire les divisions raciales aux contradictions de classe, et oppose à cela la thèse selon laquelle les relations raciales possèdent leur propre dynamique de structuration, irréductible à l’économique.

John Rex est présenté comme une figure centrale dans cette reconfiguration théorique. Dans ses analyses sur l’Afrique du Sud et l’Amérique latine, Rex défend une approche qui articule économie, domination politique et segmentation raciale. Il montre que le capitalisme sud-africain repose historiquement sur l’incorporation d’un travail non libre (migrant, contraint, « tribal ») au sein d’un mode de production capitaliste. Ce travail, bien qu’institué dans une économie capitaliste, n’obéit pas à la logique normative du travail « libre » présupposée par le marxisme classique. Ce constat conduit à une remise en question des linéarités téléologiques du développement capitaliste.

Hall expose ensuite les critiques formulées par Harold Wolpe, qui, tout en reconnaissant l’importance du travail de Rex, insiste sur la nécessité d’une analyse rigoureuse des modes de production. Wolpe mobilise une lecture rénovée du marxisme – influencée par Althusser, Hindess, Hirst, Meillassoux ou Laclau – pour penser les articulations entre modes de production capitalistes et non capitalistes.

Enfin, Hall élargit cette perspective aux cas latino-américains, notamment à travers la critique qu’Ernesto Laclau adresse à l’œuvre de Gunder Frank. Laclau montre que la seule insertion dans le marché mondial ne suffit pas à qualifier une formation sociale de « capitaliste » : encore faut-il analyser les rapports sociaux de production. La thèse de l’articulation de modes de production hétérogènes, structurés en dominance, apparaît ici comme une avancée majeure du marxisme contemporain, capable de rendre compte de la complexité des formations sociales postcoloniales.