LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

A Nightmarish Silhouette: Racialization and the Long Exposure of Transition

Thèmes centraux

  • Racialisation des figures trans dans l’Amérique de l’après-guerre

  • Articulation entre violence coloniale, médiatisation et identité trans noire

  • Christine Jorgensen et le récit national de liberté blanche

  • Contre-histoires noires et trans dans la presse afro-américaine

  • Esthétique de l’ombre et politique du visible dans la représentation des sujets trans noirs

  • Temporalités croisées de la transition, de la race et de la nation

Résumé et analyse

Résumé conceptuel

Ce chapitre confronte deux types de récits sur la transition de genre dans l’Amérique des années 1940–1950 : d’un côté, l’ascension médiatique de Christine Jorgensen, femme trans blanche présentée comme première célébrité transgenre américaine, de l’autre, les parcours de Lucy Hicks Anderson, Georgia Black, Carlett Brown, James McHarris / Annie Lee Grant et Ava Betty Brown, figures trans racisées apparaissant dans la presse noire. Snorton analyse ces récits comme révélateurs d’un ordre racial différentiel dans la manière dont les corps trans sont rendus visibles, lisibles ou effacés.

Alors que Jorgensen incarne une transition spectaculaire accompagnée d’une narrative technologique et nationale (réassignation comme promesse de liberté, modernité biomédicale, exceptionnalisme américain), les sujets trans noirs sont souvent évoqués dans des récits de marginalité, de souffrance, ou de déclin physique – comme le suggère le cas de Georgia Black, dont la mort devient un événement communautaire où la question du genre est secondaire par rapport à sa reconnaissance sociale posthume.

Analyse théorique

Snorton montre que l’histoire de la transition trans en contexte noir ne peut être saisie qu’en tenant compte des logiques de racialisation, de classe et de hiérarchisation de la valeur humaine qui structurent la reconnaissance ou l’effacement de ces parcours. Il construit cette analyse en comparant les récits publics entourant Christine Jorgensen – femme trans blanche dont la transition, rendue publique en 1952, est encadrée par une rhétorique biomédicale, technologique et nationaliste – aux récits fragmentaires ou ambigus concernant des figures trans noires dans la presse afro-américaine.

Alors que Jorgensen est présentée comme incarnation du progrès scientifique et du rêve américain (sa “transformation” est interprétée comme succès individuel validé par la médecine), les figures trans noires, comme Lucy Hicks Anderson ou James McHarris, sont associées à des récits de criminalité, d’infra-humanité ou de déchéance corporelle. Elles apparaissent souvent sous des formes discontinues : articles isolés, courts rapports, notices de décès. Leur présence est conditionnée par des logiques de surveillance sociale ou d’exception, rarement par une volonté de reconnaissance.

Snorton mobilise une lecture interdisciplinaire : il croise des archives judiciaires, des rubriques nécrologiques, des chroniques locales, pour montrer que la transition des sujets noirs est systématiquement lue à travers le prisme du trouble, de la déviance ou du ridicule. Ces récits sont encadrés par des discours sur la respectabilité raciale (respectability politics), la marginalisation économique, et l’accessibilité à la médecine – tous inégalement distribués selon la race et la classe. En ce sens, la transition trans noire n’est pas seulement une expérience intime mais une configuration sociale exposée à des régimes de lisibilité racialisés.

Ainsi, Snorton déconstruit l’idée d’un sujet trans universel ou abstrait : il démontre que l’accès au statut de “sujet trans” dépend historiquement des conditions matérielles et raciales de visibilité, de reconnaissance et de valeur. C’est pourquoi les récits trans noirs relèvent moins d’une “transition” au sens médical que d’un déplacement existentiel dans un monde structuré par l’inégalité des vies.

Il mobilise également la notion de magie raciale, empruntée à Hortense Spillers, qui affirme que les femmes noires ne vivent pas à la marge, mais bien « au cœur des ténèbres manichéennes de la magie sexuelle et raciale américaine ». Cette magie n’est pas une illusion, mais un système symbolique et matériel dans lequel les corps noirs sont les vecteurs essentiels de l’organisation sociale. Les figures trans noires ne sont pas des anomalies extérieures au récit national, mais des formes critiques internes à sa structuration. Leur invisibilisation, leur irruption, ou leur survisibilité servent à maintenir un régime de genre et de race centré sur la lisibilité du corps blanc.

L’esthétique de l’ombre, qu’emploie Snorton pour désigner ces figures, ne signale pas l’absence, mais au contraire une présence insistante et obstructive : elle déjoue les mécanismes de visibilité propre au sujet trans normatif. Ces “ombres” sont porteuses de vérité politique : elles révèlent les conditions matérielles de production de la subjectivité et de son effacement.

En s’inspirant de Christina Sharpe, Snorton montre que la presse noire, en rapportant les morts de personnes comme Georgia Black ou Lucy Hicks Anderson, engage une éthique du deuil : elle restitue une humanité niée, confère à ces vies un statut pleurable (grievable), et construit une mémoire politique de l’existence trans noire. Ainsi, les archives ne sont pas seulement un lieu de disparition, mais aussi un espace de refiguration symbolique et de réparation collective.

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

Transnormativité

🔹 Définition Modèle dominant de reconnaissance des sujets trans, qui valorise la conformité aux normes médicales, genrées et blanches. Dans le texte, ce modèle est illustré par la trajectoire de Jorgensen, acceptée comme trans car conforme aux idéaux de féminité, de blancheur et de technologie.

🔹 Contexte historique Le concept émerge des études trans critiques pour désigner les formes de respectabilité exigées aux personnes trans pour être reconnues. Il a été particulièrement théorisé dans les années 2000, en réaction aux récits biomédicaux de la transition comme alignement “naturel”. Snorton montre comment ce modèle exclut les figures trans racisées.

Silhouette et ombre (shadow history)

🔹 Définition Snorton mobilise ces métaphores visuelles pour analyser les régimes de visibilité différenciés : la silhouette (Jorgensen) comme figure de clarté définie, et l’ombre (figures trans noires) comme interruption, opacité, contre-récit. Les histoires trans noires sont des “shadow histories”, contre-histoires invisibilisées par l’histoire officielle.

🔹 Contexte historique Inspiré par Spillers, Mirzoeff et Christina Sharpe, Snorton inscrit ces images dans une critique du visible et du dicible. L’ombre, loin d’être absence, devient agent critique : elle déjoue l’illusion de transparence des récits dominants et pointe les mécanismes d’effacement racial et genré.

Magie raciale

🔹 Définition Terme repris à Hortense Spillers pour désigner la structure symbolique et matérielle qui produit les corps noirs comme éléments centraux d’organisation raciale et sexuelle. Elle désigne une forme d’opération idéologique où les corps noirs servent de support aux fantasmes, aux hiérarchies et aux récits nationaux.

🔹 Contexte historique Dans “Mama’s Baby, Papa’s Maybe” (1987), Spillers décrit la magie raciale comme le mécanisme par lequel la société américaine crée des catégories de genre et de race en se fondant sur le corps noir. Snorton en hérite pour penser les sujets trans noirs comme figures qui, loin d’être périphériques, dévoilent la centralité du corps noir dans la production des régimes de genre.