Reading the “trans-” in Transatlantic Literature

Résumé conceptuel

C. Riley Snorton interroge ici la manière dont les œuvres Up from Slavery (1901) de Booker T. Washington, The Souls of Black Folk (1903) de W.E.B. Du Bois et The Autobiography of an Ex-Colored Man (1912) de James Weldon Johnson, réunies en 1965 dans le recueil Three Negro Classics, mobilisent la figure de la mère noire pour construire une subjectivité noire moderne. Ces textes sont lus comme des exemples d’Afromodernisme – une forme de modernisme noir qui passe par l’improvisation, la circularité narrative et l’usage de symboles dérivés de la condition d’esclave.

La figure de la mère noire y apparaît comme un lieu d’origine et de perte, comme un être métonymique et abject, à travers lequel se joue la formation de la masculinité noire. Snorton suit Hortense Spillers, pour qui le sujet masculin afro-américain est contraint de passer par une identification à la « female within » – la part féminine intériorisée – afin de devenir pleinement sujet

En croisant les récits de Washington, Du Bois et Johnson, Snorton montre que ces auteurs ne décrivent pas tant des biographies individuelles que des tentatives de médiation entre les corps noirs, les attentes sociales raciales, et les conventions littéraires du sujet moderne. Les textes décrivent ainsi un passage par l’abjection – une traversée de la “zone of nonbeing” selon Fanon – pour accéder à une forme d’énonciation subjective noire. Cette zone ne désigne pas simplement une absence d’identité, mais un lieu d’exclusion ontologique, où le sujet noir est exclu du champ de reconnaissance humaine et genrée.

Dans ce contexte, la figure de la mère noire devient une interface cruciale : à la fois origine effacée, corps généalogique brisé par l’esclavage, et point d’articulation symbolique d’une intériorité noire. Chez Hortense Spillers, cette figure est reprise de manière subversive : au lieu de voir cette féminité imposée comme pure abjection, elle propose d’y reconnaître une puissance affirmative, un « yes » à l’intériorité, qui ne passe pas par l’appropriation des formes de subjectivité masculine blanche, mais par l’acceptation de cette part féminine désignée comme héritage historique et politique. Ce yes politique consiste donc à reconnaître dans l’assignation à la féminité (dévalorisée, racialement construite) une condition matérielle et discursive à partir de laquelle se constitue un sujet noir moderne, en résistance à la norme. Autrement dit, Snorton mobilise cette lecture de Spillers pour montrer que la masculinité noire moderne n’est pas une essence, mais une traversée : elle se forme à travers une identification à la part féminine que la violence coloniale et esclavagiste a produite, puis déniée. Cette féminité noire n’est pas simplement biologique ou sociale, mais symbolique, narrative, politique. Elle constitue un socle d’intelligibilité pour penser la formation d’une subjectivité noire qui ne cherche pas à s’arracher à l’histoire de l’oppression, mais à la reconfigurer depuis ses propres conditions de possibilité.

Analyse théorique

Le chapitre s’appuie sur une constellation théorique riche : Fanon, Sylvia Wynter, Hortense Spillers, Saidiya Hartman, David Marriott, Jennifer Morgan, Lindon Barrett. La lecture des textes s’ancre dans une critique du biologisme – en montrant que le genre n’est jamais séparé de la race, et que la masculinité noire est produite non comme essence mais comme effet d’un régime d’abjection, de représentation et d’assignation sociale. Snorton mobilise également la notion de “anatamopoiesis”, forgée pour décrire la manière dont les auteurs noirs sont figés comme documents humains — leur corps, leur parole, leur texte, devenant métonymies les uns des autres, comme s’ils donnaient un accès direct à une vérité raciale

La figure maternelle noire est donc centrale : elle représente à la fois un lieu d’abjection, de sociogenèse et de transmission de la racialisation. Sa corporéité éclatée est aussi celle du sujet noir, qui ne peut accéder à l’individualité sans passer par la reconnaissance de cette perte. Comme le montre Du Bois dans le chapitre “Of the Coming of John”, la mère noire est aussi celle qui “enclenche” le devenir du fils noir, mais dont la figure demeure ambivalente – à la fois passage et condamnation

En dernière instance, Snorton relit le trans- de « transatlantique » comme mouvement à travers les temps, les corps, les catégories de race et de genre, et donc comme une manière de lire le transgenre non pas uniquement comme une question identitaire, mais comme une configuration discursive et historique instable, indissociable du colonialisme, de l’esclavage et de la modernité noire.