LA PETITE SOCIOTHÈQUE
Petites bouchées d'ouvrages militants à partager

DeVine’s Cut: Public Memory and the Politics of Martyrdom

Thèmes centraux

  • Mémoire publique et effacement racial
  • Critique de l’archive transnormative blanche
  • Construction du martyre dans les récits queer et trans
  • Violence anti-noire et anti-trans dans la production des récits
  • Biomythographie et invention politique de l’histoire
  • Sociogénèse (Wynter) et réinvention des vies noires trans

Résumé et analyse

Résumé conceptuel

Snorton revient sur les meurtres de Brandon Teena, Lisa Lambert et Phillip DeVine le 31 décembre 1993 à Humboldt (Nebraska), point d’ancrage du film Boys Don’t Cry (1999). Il critique la manière dont les récits dominants – films, documentaires, articles – ont systématiquement effacé la figure de Phillip DeVine, homme noir tué aux côtés de Teena, au profit d’une narration centrée sur un martyre trans blanc. Ce processus, qualifié de Brandon archive (Halberstam), organise une mémoire sélective où l’antiblackness structure non seulement l’effacement de DeVine, mais aussi l’édification du récit queer.

DeVine est réduit à une victime collatérale, décrite comme “au mauvais endroit, au mauvais moment”, ce qui revient à nier son agentivité et la spécificité de la violence raciale qui l’a visé. La rhétorique médiatique et judiciaire, comme celle du Hate Crimes Sentencing Enhancement Act (1994), instrumentalise la mort de Teena pour produire des effets politiques (visibilité, lois contre les crimes haineux), sans que DeVine y ait part. Le chapitre explore ainsi la manière dont la noirceur et la transidentité, plutôt que d’être reconnues, servent de matériau à une politique de la mémoire excluante et racialisée.

Analyse théorique

Snorton mobilise ici une réflexion sur les archives comme lieux d’invention et de pouvoir. En s’appuyant sur les travaux de Sylvia Wynter, il propose une lecture sociogénétique de l’histoire, où l’humanité n’est pas un donné biologique mais une construction culturelle. La biomythographie qu’il produit autour de DeVine ne vise pas à faire de lui un nouveau martyr, mais à désarticuler les codes dominants de l’humanité, du deuil et de la mémoire. Le texte interroge aussi les logiques à l’œuvre dans les mouvements comme Black Lives Matter, Trans Lives Matter ou Black Trans Lives Matter, soulignant que certaines vies noires trans sont encore exclues de ces répertoires de deuil.

À travers l’effacement de DeVine, Snorton révèle une coarticulation structurelle de la violence anti-trans et de l’antinoir. Il démontre que les figures noires trans ne sont pas seulement invisibilisées mais littéralement rendues illisibles, soumises à des régimes de temporalité coloniale (“wrong time”), d’espace impossible (“wrong place”), et à une logique mémorielle qui les prive d’histoire. Le chapitre se clôt sur une exigence de reconfiguration radicale des formes de vie et d’archive pour rendre possible des existences trans et noires pleinement vivables.

Concepts clés définis, expliqués et historicisés

Brandon archive

🔹 Définition
Ensemble de textes, films, récits, souvenirs qui ont constitué Brandon Teena comme figure centrale d’un martyre trans, au détriment de ses co-victimes. L’archive fonctionne comme un lieu de production de sens, mais aussi de hiérarchisation des vies.

🔹 Contexte historique
Concept développé par J. Jack Halberstam pour désigner l’agencement médiatique autour de Teena. Snorton critique cette archive pour sa blanchité structurelle, qui efface DeVine, et avec lui, les formes de mémoire noire et trans.

Biomythographie

🔹 Définition
Genre narratif qui mêle autobiographie, mythe et fiction pour inventer des vies et des récits en marge des cadres normatifs. Snorton l’utilise pour reconstruire, sans romantiser, la vie de Phillip DeVine.

🔹 Contexte historique
Popularisée par Audre Lorde dans Zami, la biomythographie permet une réinvention radicale de l’histoire en dehors des régimes d’intelligibilité racistes et sexistes. Elle ouvre la voie à une écriture des existences non normées, marquées par l’effacement et la violence.

Sociogénèse

🔹 Définition
Principe théorique selon lequel l’humanité n’est pas définie biologiquement mais construite historiquement et culturellement par des récits dominants. Snorton s’en sert pour contester la naturalisation des figures du martyre et de l’humain.

🔹 Contexte historique
Concept central dans l’œuvre de Sylvia Wynter, qui propose une critique de l’humanisme occidental et appelle à repenser l’humain depuis les figures subalternes (noires, trans, colonisées). Il est ici appliqué à la lecture de DeVine comme sujet historique malgré son effacement.

Wrong place, wrong time

🔹 Définition
Expression employée pour désigner DeVine comme victime accidentelle. Snorton démontre que cette formule masque les logiques de racialisation et de hiérarchisation de la valeur des vies.

🔹 Contexte historique
L’expression condense les effets de l’antinoir : comme le montre Katherine McKittrick, les géographies noires sont rendues impensables (“impossible geographies”), et comme le note Fanon, la temporalité noire est toujours “en attente”. Snorton relie ces analyses pour lire DeVine comme figure du hors-temps et hors-lieu imposé à la noirceur.