Capturing Labor
Thèmes centraux
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Reconfiguration mondiale de la main-d’œuvre cotonnière au XIXe siècle
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Transition partielle du travail forcé vers le travail salarié contraint
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Stratégies étatiques et capitalistes pour discipliner le travail
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Importance du contrôle social et juridique de la main-d’œuvre
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Résistances paysannes à l’intégration forcée dans les marchés du coton
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Hétérogénéité des formes de travail dans l’économie cotonnière globale
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Rôle des États coloniaux dans l’encadrement du travail agricole
Résumé et analyse
Ce chapitre examine les modalités d’appropriation du travail dans les régions cotonnières après la montée en puissance du capitalisme industriel. Contrairement à l’idée d’une transition linéaire vers le salariat libre, Beckert insiste sur la diversité et la coercition qui caractérisent le travail dans l’économie mondiale du coton au XIXe siècle. L’auteur montre que l’expansion des cultures cotonnières, nécessaire pour alimenter les manufactures européennes et nord-américaines, a exigé des dispositifs multiples pour contraindre les populations à produire.
Dans les anciens empires coloniaux, comme l’Inde britannique, les paysans sont intégrés de force dans les circuits du coton par la fiscalité coloniale, la violence, la suppression des cultures vivrières et la réorientation des terres. En Égypte, l’État moderne de Muhammad Ali mobilise l’autorité centrale pour imposer des quotas de production cotonnière, tandis qu’au Brésil, en Afrique de l’Ouest ou aux États-Unis post-esclavagistes, le contrôle s’exerce par la dette, la ségrégation raciale ou la violence paramilitaire.
Beckert introduit ici la notion de labor regimes, c’est-à-dire les structures institutionnelles et politiques qui permettent d’organiser la production et la soumission du travail. Il démontre que l’enjeu n’est pas seulement économique, mais politique : il s’agit d’une lutte pour capturer la force de travail, face à des populations souvent rétives à la monoculture et au marché. La dépossession foncière, la répression des mobilisations, la militarisation du travail (notamment en Afrique coloniale) apparaissent comme des outils clés du capitalisme cotonnier global.
Le chapitre met également en évidence le rôle actif des États : loin d’être de simples garants neutres des marchés, ils agissent comme des entrepreneurs politiques de la contrainte. Cette intervention est d’autant plus forte dans les colonies, mais aussi présente dans les États du Sud des États-Unis après l’abolition de l’esclavage, où les lois de vagrancy et les systèmes de sharecropping organisent la dépendance des anciens esclaves. Beckert conclut que l’essor du capitalisme industriel ne signifie pas l’abolition du travail contraint, mais sa recomposition sous des formes compatibles avec l’idéologie contractuelle.
Concepts clés définis, expliqués et historicisés
Labor regime (régime de travail)
🔹 Définition Ensemble des institutions, lois, normes et pratiques permettant d’organiser, de contraindre et de reproduire la force de travail dans une économie donnée. Dans le chapitre, ce concept sert à analyser les différentes formes de travail cotonnier au XIXe siècle, qu’elles soient libres, forcées, contractuelles ou coutumières.
🔹 Contexte historique Le concept, influencé par les historiens marxistes et du travail, permet de dépasser la dichotomie entre travail libre et travail forcé. Il met en évidence la diversité des formes d’exploitation, des plantations esclavagistes à la petite paysannerie taxée, en passant par le métayage. Dans le contexte du coton, les labor regimes sont souvent construits par la violence étatique, coloniale ou paramilitaire, et s’inscrivent dans un projet d’accumulation capitaliste mondialisée.
Salariat contraint
🔹 Définition Forme de travail salarié dans laquelle la liberté contractuelle est limitée par la coercition économique, sociale ou légale. Dans le texte, Beckert désigne par ce terme les dispositifs qui forcent des populations appauvries ou expropriées à accepter un emploi salarié dans les plantations ou la culture du coton.
🔹 Contexte historique Après l’abolition de l’esclavage dans de nombreuses régions au XIXe siècle, les élites économiques et politiques mettent en place des mécanismes (taxes, lois sur le vagabondage, travail pénal) pour maintenir une main-d’œuvre bon marché. Ces pratiques sont centrales dans les colonies britanniques, françaises, portugaises, mais aussi dans les États-Unis post-esclavagistes. Le salariat contraint révèle la continuité de l’exploitation dans des formes légitimées par l’idéologie libérale.
Sharecropping (métayage coercitif)
🔹 Définition Système agricole dans lequel un·e travailleur·se cultive une terre appartenant à un propriétaire en échange d’une part de la récolte. Dans le contexte du Sud des États-Unis, ce système se généralise après l’abolition de l’esclavage comme forme de dépendance socio-économique imposée aux ancien·nes esclaves.
🔹 Contexte historique Le sharecropping se développe dans les années 1870–1880 comme solution de remplacement à l’esclavage. Bien que présenté comme un contrat libre, il repose sur des rapports profondément inégaux : dette perpétuelle, contrôle du crédit, violences raciales. Ce système permet la continuité de la production cotonnière pour le marché mondial tout en maintenant une hiérarchie raciale dans l’accès à la terre et au revenu.
Fiscalité coloniale
🔹 Définition Mécanisme par lequel les puissances coloniales imposent des taxes en monnaie aux populations indigènes, les contraignant à produire pour le marché afin d’obtenir les liquidités nécessaires. Elle fonctionne comme un levier indirect de mobilisation de la force de travail.
🔹 Contexte historique Utilisée massivement dans l’Empire britannique, en Afrique, en Inde ou en Asie du Sud-Est, la fiscalité coloniale détruit les économies d’autosubsistance et force les paysan·nes à s’intégrer dans les chaînes de valeur coloniales. Elle alimente la production de coton, d’arachide ou de caoutchouc, et constitue une forme de travail contraint déguisé. Dans les régions cotonnières, elle permet de garantir un approvisionnement stable pour les filatures métropolitaines.